Entretien avec Andrea Mancini et Natascha Kuhlmann

Minerals : Une symbiose entre l’art et la science

L’artiste italo-luxembourgeois Andrea Mancini s’apprête à présenter Minerals lors de Multiplica, un nouveau projet qui, pendant un an, est passé par différentes phases de recherche dont une résidence de deux semaines aux Rotondes en septembre 2022.

Andrea explore le monde fascinant des minéraux et de la géologie à l’aide de visuels générés à partir d’images scientifiques mélangés à des enregistrements sonores organiques, créant une douce symbiose entre l’organique et le numérique. Pour le guider dans le domaine de la géologie, il a fait appel à plusieurs scientifiques, dont Natascha Kuhlmann, chercheuse postdoctorale en géologie et enseignante à l’Université du Luxembourg.

Andrea et Natascha nous guident à travers les différentes phases de leur collaboration.

Andrea, parlons du début du projet. Quel était le point de départ?

Andrea : Depuis tout petit, je m’intéresse aux pierres et aux cristaux, à la géologie et à l’archéologie. Les minéraux sont étroitement liés à l’existence humaine. Ils sont utilisés partout : dans la construction, en médecine, pour la production d’énergie, dans l’agriculture et la technologie… La géologie n’est pas un domaine populaire, même si c’est un élément clé pour comprendre l’histoire de la Terre et du Luxembourg. Ce projet a été pour moi une bonne occasion d’allier la création artistique pluridisciplinaire abstraite à de données scientifiques concrètes.

De plus, je suis Italien et Luxembourgeois, donc il y a ce lien fort avec l’histoire du Luxembourg, avec l’époque où les Italiens immigraient dans un pays étranger pour travailler dans des endroits inconnus et sombres au cœur même de la Terre.

Dans certaines parties de ce projet, j’aborde également le sujet de l’attraction mutuelle et de la cohabitation entre les minéraux et les êtres humains. Parmi les questions qui m’ont attiré vers ce sujet, certaines m’accompagnent toujours. La vie a-t-elle été créée grâce aux impacts d’astéroïdes qui ont apporté des minéraux sur cette planète? Jusqu’où ira l’homme dans l’exploitation des ressources de notre planète? Jusqu’où irons-nous au-delà de notre planète pour satisfaire nos besoins et nos désirs?

Pourquoi était-ce une évidence pour toi de travailler avec des données scientifiques et de collaborer avec des scientifiques?

Andrea : En école d’art, on nous apprend non seulement à utiliser des outils artistiques typiques, mais aussi à explorer des domaines inconnus, à sortir de nos zones de confort et à essayer de nouvelles choses. La science a beaucoup de matériel et de données artistiquement intéressants à offrir, et Internet en a mis énormément à disposition ces 20 dernières années. Il suffit d’aller sur Google Scholar ou de consulter une bibliothèque scientifique en ligne. Mais je voulais travailler avec des scientifiques parce que je savais que j’accèderais à plus de connaissances ainsi, que ces scientifiques me donneraient également accès à du vrai matériel géologique et bien sûr, à des mines et des sites géologiques que je n’aurais pas pu visiter sans eux. C’est bien ce qui s’est passé avec Natascha et Jean Thein, un Luxembourgeois, Professeur de géologie à l’Université de Bonn.

On a beaucoup discuté, on est allé sur le terrain ensemble pour voir, ressentir et enregistrer ce qu’ils/elles faisaient. Cette approche a conduit à de nouvelles idées. Natascha m’a prêté 20 pierres différentes qu’elle m’a autorisé à emmener dans mon studio pour les étudier et utiliser les données visuelles et texturales dans ma recherche artistique.

Natascha, pourquoi as-tu accepté de participer au projet?

Natascha : Je travaille au Luxembourg depuis plus de 10 ans, dont deux ans en tant que chercheuse postdoctorale et enseignante ici à l’Université du Luxembourg car mon travail porte sur l’extinction du Trias / Jurassique, un événement catastrophique dans l’histoire de la Terre dont les causes (impacts d’astéroïdes, tremblements de terre, grand volcanisme) et les conséquences sont encore discutées.

Cet événement est extrêmement bien documenté au Luxembourg, ce qui offre la possibilité de mieux le comprendre. Mais je suis la seule géologue à l’Université du Luxembourg, ce qui en dit long sur le manque de popularité du domaine… Peu de gens réalisent à quel point la géologie fait partie de notre quotidien: électricité, voitures, bâtiments, etc. Il suffit de penser à son ordinateur portable ou à son téléphone! Donc, j’aime bien partager ma passion dès que je peux, et quand Jens Kreisel (alors vice-recteur, aujourd’hui recteur de l’université) m’a recommandée pour ce projet, j’ai tout de suite été partante. Je dois dire que de manière générale, les géologues sont des gens très curieux!

Si je comprends bien, tu as emmené Andrea dans différents endroits.

Natascha : La géologie est une science de plein air. On ne peut pas rapporter un volcan ou une montagne à l’université. Il faut sortir, les étudier dans leur milieu naturel, récolter des roches que l’on ramène au laboratoire pour analyse, en suivant différentes méthodes. C’est ce qu’on voulait montrer à Andrea. Nous sommes allé·e·s dans une mine à Walferdange pour voir du gypse, dans une mine d’ardoise à Martelange et bien sûr, nous sommes allé·e·s à la Minett, célèbre pour son minerai de fer. Demain, on ira au laboratoire du Service géologique de l’État, il y a une immense salle, pleine de carottes, où sont archivées toutes les roches importantes du Luxembourg. C’est le paradis!

Andrea, est-ce que ces sorties sur le terrain ont influencé le projet, d’un point de vue sonore ou autrement?

Andrea : Descendre dans ces mines, surtout les mines abandonnées, c’était comme entrer dans le ventre sacré de la terre. Ces lieux ont été touchés, exploités et transformés par l’homme mais il y a encore une telle force mystique là-bas. Je me sentais si petit face à ces volumes énormes. Les créations sonores que j’ai réalisées pour ce projet tentent de recréer ce sentiment, cette atmosphère, notamment en utilisant des enregistrements sonores que j’ai faits dans ces sites géologiques.

Pensez-vous que vous vous êtes mutuellement influencé·e·s en collaborant aussi longtemps?

Natascha : Depuis que je travaille avec Andrea, je ne vois plus les roches uniquement comme une matière première, je les vois aussi d’un point de vue artistique.

Andrea : On partage la même fascination pour les roches, je pense. Mon travail est souvent très intuitif, c’était agréable d’être confronté aux approches très méthodologiques de la science à ce sujet. Je pense que les frictions entre la nature organique, sauvage et le côté plus mécanique et technologique peuvent être l’un des nombreux leitmotivs et se retrouvent dans les deux domaines.

Natascha : Il y a une certaine place pour l’intuition dans mes recherches mais pas autant que chez Andrea. Une fois que j’ai une idée, je regarde quel type de méthode je peux utiliser pour obtenir une réponse. J’utilise principalement des recherches multidisciplinaires, comme la sédimentologie, la géochimie, la minéralogie, la paléontologie… Mais je dirais que travailler avec Andrea m’a ouvert l’esprit.

Andrea : Notre approche multidisciplinaire est une autre chose que nous avons en commun.

Natascha : C’est pour cela qu’on travaille bien ensemble! Ça a été un réel plaisir de collaborer avec lui car j’aime travailler avec des personnes aussi motivées et enthousiastes que moi. Vous savez, j’emmène mon marteau partout où je vais! (rires)

Andrea, tu vas montrer la performance et l’installation pour la première fois lors de Multiplica. Qu’est-ce que tu peux nous dire à leur sujet ? Est-ce que le projet va se poursuivre après le festival?

Andrea : Il s’agit essentiellement de raconter une histoire de création, d’exploitation, de migration et d’attraction constante. D’utiliser de véritables enregistrements d’objets scientifiques (pierres, lieux, textes, photos) et de les modifier, en ayant recours à mes propres techniques et à la technologie, pour atteindre une symbiose à la fois organique et numérique. Le projet est très intimiste, pas du tout flamboyant. Il comporte deux étapes. Il y a la performance qui repose, entre autres, sur des interactions avec la technologie et la matière organique. Et il y a l’installation vidéo, qui est une approche différente sur le même support, un peu plus organique, contemplative.

Après cette étape hybride installation/performance, une vidéo et un livret documenteront le projet de différentes manières. Mais ça, ce sera pour plus tard cette année.